Source: Libération / lien vers l’article: https://www.liberation.fr/debats/2018/10/24/le-peuple-des-squatteurs-te-salue-jean-hugues-piettre_1687305

 

Par Gaspard Delanoë , cofondateur du squat Rivoli

Au 59, rue de Rivoli, à Paris. Photo Raphaël Fournier. Divergence

 

Le cofondateur du 59 Rivoli, Gaspard Delanoë, rend un dernier hommage à l’un des premiers officiels qui prit fait et cause pour le squat d’artistes dès 1999.

Tribune. Il y a quelques jours, Jean-Hugues Piettre est mort, des suites d’une longue maladie, à l’âge de 63 ans. Jean-Hugues Piettre n’était pas connu du grand public, c’était un humble serviteur du ministère de la Culture, au sein duquel il travaillait depuis trente ans. Sa mort a suscité un grand émoi dans la communauté des artistes-squatteurs, et plus particulièrement parmi ceux et celles qui participèrent à la vague de squats de la fin des années 90 et du début des années 2000. En effet, pour tous ceux-là, c’est-à-dire pour tous ceux qui jouèrent un rôle dans les squats artistiques Charlot, la Bourse, 59 Rivoli, la Miroiterie, Matignon, Châteaudun, Survolt, les Falaises, Pierre Charron, etc. Jean-Hugues Piettre n’était pas un inconnu, loin de là. Car à l’époque, membre du ministère de la Culture et détaché de la Délégation aux arts plastiques (DAP) sous la tutelle duquel il travaillait, Jean-Hugues était apparu comme un des seuls «officiels» à prendre fait et cause pour le combat des squatteurs et à tenter de remuer ciel et terre pour faire en sorte que ces artistes en grande précarité ne finissent comme toujours expulsés manu militari…

C’est ainsi en tout cas qu’il était apparu aux artistes du 59 Rivoli comme un véritable «archange de la désolation», venu secourir une bande de pirates bien mal embarqués sur un frêle esquif. La situation, il faut bien le dire, paraissait fort désespérée, car très peu de temps après que ces artistes en mal d’ateliers se sont emparés de l’immeuble du 59 Rivoli à la fin du mois d’octobre 1999, les propriétaires de l’immeuble (le CDR, une entreprise publique chargée de liquider les actifs pourris du Crédit lyonnais) avaient porté plainte pour occupation illégale et assigné le groupe de squatteurs au tribunal de grande instance. Selon toute logique, le juge allait condamner les occupants à quitter les lieux sans délai, suite à quoi la préfecture, dûment mandatée, procéderait à l’expulsion, un jour ou l’autre, vers 6h30 du matin.

Sincérité de la démarche

C’était sans compter sur l’énergie incroyable qu’allait déployer Jean-Hugues Piettre durant plusieurs semaines, c’est-à-dire entre le jour où l’accusé de réception était venu signifier aux squatteurs leur passage prochain devant le tribunal et la date effective du procès (prévue le 7 janvier 2000). Qu’on en juge : dès sa première visite aux artistes du 59 Rivoli, Jean-Hugues Piettre expliqua en détail quelle allait être sa stratégie afin de convaincre le ou la juge de surseoir momentanément à l’expulsion. «Dans un premier temps», entama-t-il, il allait tenter de convaincre le délégué aux arts plastiques en personne, Guy Amsellem, de se rendre sur place et de visiter les ateliers. «Dans un deuxième temps», il allait faire jouer son entregent auprès des médias pour obtenir une interview de Guy Amsellem apportant son soutien aux artistes. Et, ajouta-t-il ce jour-là, «dans un troisième temps, si nécessaire, j’ai une botte secrète… mais je ne la sortirai qu’au dernier moment». Bien entendu, la plupart des artistes présents ce jour-là furent persuadés que ce plan, aussi judicieux soit-il, n’avait aucune chance de réussir, car chacune des étapes annoncées par Jean-Hugues semblait en soi totalement utopique.

Et cependant, deux semaines plus tard, au matin du 20 décembre 1999, une effervescence parcourut l’ensemble du squat Rivoli lorsque la rumeur se répandit que Guy Amsellem allait visiter les ateliers du 59 l’après-midi même. Aucun officiel de ce rang ne s’était jamais rendu dans un squat d’artistes jusqu’ici. Il s’agissait d’un rendez-vous majeur qu’il ne fallait surtout pas manquer. Tous les artistes se démenèrent afin de rendre leurs ateliers le plus présentable possible. L’enjeu était d’une simplicité biblique : il fallait qu’à l’issue de la visite, plus aucun doute ne subsiste sur le fait que les occupants de cet immeuble étaient bien des artistes, avec une pratique et une démarche artistique réelle, et non pas une bande de voyous ayant barbouillé trois tableaux et se faisant passer pour tels. Or qui mieux qu’un haut représentant de l’Etat pouvait attester de cela ? C’est ce qui se passa. Après avoir visité l’ensemble des ateliers du 59, Guy Amsellem, qui s’était montré fort bonhomme et d’un naturel assez jovial déclara aux représentants du squat qu’il était persuadé de la sincérité de la démarche des artistes et que cela ne pourrait en aucune façon être remis en cause.

Alors, au moment où le délégué aux arts plastiques, accompagné de Jean-Hugues Piettre, sortit du lieu et traversa la rue de Rivoli, une immense clameur jaillit des murs du 59 Rivoli : tous les artistes des deuxième, troisième, quatrième et cinquième étages s’étaient postés aux fenêtres de l’immeuble et applaudirent le délégué pendant une trentaine de secondes, au cours desquelles Guy Amsellem, sans doute à la fois surpris et touché par cette attention, se retourna plusieurs fois en esquissant un petit signe amical de la main. La partie était gagnée. Ou du moins, la première étape.

Nous sommes là

La deuxième étape, nous ne le savions pas encore, allait être une formalité. Il se trouve qu’une journaliste de Libération, Anne-Marie Fèvre, s’était, elle aussi, depuis peu, prise de passion pour le sujet brûlant des squats d’artistes, (elle réussirait d’ailleurs à faire passer pas moins de huit grands articles dans Libé entre 2000 et 2004 à ce propos) et lorsqu’elle rencontra le fougueux Jean-Hugues Piettre, ce fut un véritable coup de foudre relationnel. Non pas un coup de foudre amoureux, mais une sorte de rencontre stellaire, comme le dirait Nietzsche, c’est-à-dire le moment où deux êtres qui depuis des années se sont intéressés aux mêmes sujets, ont travaillé dans le même domaine et ont sensiblement le même âge font connaissance l’un de l’autre et se mettent à discuter à bâtons rompus pendant des heures. Anne-Marie Fèvre et Jean-Hugues Piettre s’entendirent si bien à l’époque qu’assister à une de leur conversation fut un ravissement où l’art d’apporter de nouvelles raisons de s’intéresser au mouvement des squats le disputait à la passion avec laquelle chacun renchérissait.

Le résultat, c’est que le jour même où les artistes du 59 Rivoli comparurent devant le juge du tribunal de grande instance, un immense article dans Libé couvrait l’actualité du mouvement, se payant même le luxe de mettre en première page la photo d’une toge portée par un juge… Vint alors le moment de la troisième étape, qui avait été savamment cachée par Jean-Hugues Piettre… En effet, en lisant l’article écrit par Anne-Marie Fèvre sur le 59 Rivoli dans les pages Culture, quelle ne fut pas notre surprise de voir qu’un encart en bas de page soulignait le fait qu’un émissaire de la délégation aux arts plastiques avait effectué un comptage des visiteurs pendant un mois et affirmait sans le moindre doute que plus de 40 000 personnes avaient visité le 59 Rivoli le mois précédent, faisant ainsi du squat le troisième lieu d’art contemporain le plus visité à Paris, après Beaubourg et le musée d’Art moderne (le Palais de Tokyo n’était alors pas encore ouvert…). Cette nouvelle fit l’effet d’une bombe dans les médias – et pesa certainement dans la décision du juge de reporter l’expulsion – car le chiffre de 40 000 personnes par mois et «troisième lieu d’art le plus visité à Paris» fut repris pendant des années dans tous les articles possibles et imaginables de la presse nationale et internationale, légitimant de la manière la moins contestable (l’onction populaire) notre action et notre occupation.

Stupéfaits, nous nous retournâmes tous vers Jean-Hugues Piettre qui nous offrit alors, fier de sa botte secrète, le plus beau sourire qui puisse traverser le visage d’un homme, un sourire radieux, plein d’éternité complice. Le sourire d’une vie. Je ne l’oublie pas. Jamais je ne pourrai l’oublier. Nous sommes là, Jean-Hugues. Vingt ans après, nous sommes toujours au 59. Le nombre de visiteurs qui viennent arpenter nos étages est désormais bien supérieur à 40 000… et ce depuis des années. Tu n’avais fait qu’anticiper magiquement, Jean-Hugues. Et en faisant cela, tu nous as sauvés. Tu es maintenant avec nous pour toujours.

 

Gaspard Delanoë cofondateur du squat Rivoli