L'ACTION ARTISTIQUE PEUT-ELLE LUTTER CONTRE L'EXCLUSION ET LES DISCRIMINATIONS ?

in Télérama n°2216 – 30 Novembre 2005

Alors que les banlieues sont en feu, il est temps de s’interroger sur l’utilité sociale de l’art et de la culture et de rappeler leur pouvoir d’intégration. Cette double certitude est au coeur de l’action de l’association Pulsart, qui, depuis dix ans, lutte par l’action artistique contre toutes les formes d’exclusions et de discriminations. Elle travaille avec des jeunes, dans les foyers d’accueil, dans les hôpitaux, dans les quartiers difficiles et dans les prisons. Avec un postulat de départ : tout ce qui s’y crée impose une exigence individuelle et doit être accessible à la critique au même titre que n’importe quelle forme d’expression artistique. En somme, sortir des territoires pour se soumettre au regard des autres.

Entretien avec Maxime Apostolo, fondateur et directeur de Pulsart.

Télérama : Au regard de votre expérience, que comprenez-vous de l’action des jeunes qui ont enflammé les banlieues ?

Maxime Apostolo : Comme la plupart de celles et ceux qui travaillent au contact direct de ces populations, je n’ai guère été surpris par ce mouvement violent. Qui sont ces jeunes ? Voyous, racailles ?… l’invective n’est pas indispensable, même si elle est rentable dans l’opinion publique. Ce qui est sûr c’est qu’ils ont commis des actes répréhensibles, qui font d’eux des délinquants. Pourtant, beaucoup ne sont pas connus des services judiciaires. Il s’agit donc de préadolescents, d’adolescents et de jeunes majeurs ayant participé à un mouvement réactif. Au vu de l’immaturité d’une grande partie d’entre eux, occasionnée par des carences éducatives profondes, on peut convenir malgré tout que ce sont des enfants. Or, lorsqu’un enfant se bat, manipule de l’essence ou des armes, le premier réflexe d’un adulte responsable est de le protéger de cette mise en danger de lui-même et des autres, ce qui exige de ne jamais considérer qu’il est un « voyou » avant d’être un jeune. Et c’est là où est le drame. Qu’un enfant puisse devenir délinquant, se faire du mal et du mal aux autres sans que le corps social ne frémisse au tréfonds de sa chair, prêt à sacrifier sa descendance au profit d’une sécurité matérielle individuelle : j’en ai honte. Lorsque j’entends Alain Finkielkraut dire que c’est à ces jeunes qu’il faudrait faire honte, j’ai envie de lui répondre : « Mais, monsieur le philosophe, c’est déjà fait ! Ces jeunes ont honte de vivre, considérés qu’ils sont comme des enfants non désirés, conçus hors du contrat social, et qu’une République mal revenue de ses aventures coloniales se refuse à reconnaître. Rassurez-vous, monsieur le philosophe, ils se dévalorisent autant qu’ils peuvent : ils brûlent ce qui les relie à ce monde qui les rejette. Ils brûlent leurs écoles comme on déchire de rage et de honte un carnet de notes catastrophique, preuve de leurs échecs.

Télérama : Vous soutenez que, face aux urgences sociales, la place de l’art et de l’action culturelle est indispensable. Pourquoi ?

Maxime Apostolo : La culture permet à chacun d’aiguiser son esprit critique, de tenter de maîtriser ses déterminismes sociaux et de concevoir un langage nécessaire à l’affirmation de sa propre existence autant qu’à la communication avec autrui. L’art nous met émotionnellement en mouvement et nous permet une perception décalée ce monde à la dérive. Lorsque vous vous trouvez dans le dénuement le plus total, que vous n’avez plus rien, à peine votre dignité d’homme, il vous reste encore de quoi créer avec juste ce que vous êtes. L’art permet de transcender ce qui vous a réduit pour en faire une force de vie et une capacité à aimer l’autre. L’action artistique est une proposition existentielle.

Télérama : Est-ce une question d’éducation ?

Maxime Apostolo : Fondamentalement, l’éducation doit permettre d’autres moyens d’expression que celui de la violence. On accuse les parents démissionnaires mais il est aussi de la responsabilité de tous d’assumer cette tâche, qui exige application, abnégation et continuité. C’est collectivement que nous devons faire l’éducation politique de cette jeunesse qui pourra ainsi donner consistance à la citoyenneté et revendiquer sa place, y compris par des conflits, mais non armés! Le jeu démocratique est notre seule chance, mais voulons-nous la saisir ? Certains questionnent : « Mais que fait la police » ? Je réponds : « Mais que fait l’école » ? L’immense majorité des adolescents avec lesquels nous travaillons ne maîtrise pas les fondamentaux de la langue française, orale et écrite. On s’acharne aujourd’hui à faire sortir le plus tôt possible du système scolaire ces jeunes qui  » empêchent les autres de travailler « . Peut-on alors encore parler d' » éducation nationale  » ? Lorsqu’il leur est véritablement proposé l’apprentissage, associé à un niveau de culture générale qui permet d’évoluer en conscience sur le marché du travail, a pour ces jeunes des vertus essentielles. Il est étrange que nous n’ayons pas entendu les syndicats ouvriers sur ce thème. A moins qu’ils ne considèrent pas cette jeunesse comme une future main-d’oeuvre crédible, susceptible d’être défendue…

Télérama :  » L’art pour tous  » est, depuis longtemps, une ambition consensuelle. En quoi votre action est-elle différente ?

Maxime Apostolo : Non,  » l’art pour tous  » n’est pas une intention unanime. Certains gardiens du temple de la culture ne voient pas l’intérêt d’ouvrir leurs portes à des gens que seule la satisfaction de besoins matériels devrait contenter. Ces exclus, qui ont un faible pouvoir d’achat, ne sont pas des  » clients  » idéaux pour le marché de l’art et les diffuseurs culturels. La marchandisation de la culture a ainsi laissé de côté tout un pan de la population pour qui se cultiver et créer est devenu un luxe inaccessible. Or, pour moi, l’art comme vecteur d’inégalités est une hérésie aussi grande que l’est la démocratie culturelle pour d’autres, même s’ils se disent favorables à l’art pour tous.

Car, dans cette proposition de  » l’art pour tous « , il y a  » pour « . Et dans ce  » pour « , j’entends une posture condescendante et paternaliste qui me dérange. André Malraux nous a encouragé à mettre le public le plus important possible en contact direct avec l’oeuvre de l’artiste. C’est primordial : il faut ouvrir beaucoup plus largement les théâtres aux plus démunis, les galeries rive gauche aux  » racailles « … Mais cela ne suffit pas. Au-delà de la position du spectateur, nous devons garantir la participation active de chacun à une culture commune vivante.

Télérama : Comment ?

Maxime Apostolo : En ménageant de l’écoute mutuelle. Découvrir l’expression de l’autre n’est psychologiquement possible que si l’autre a une chance de rencontrer la mienne. Peut-être s’opéreront alors des croisements qui redonneront du mouvement à cette culture qui a tendance a s’asphyxier en inspirant son propre souffle. Le public avec lequel nous travaillons – les jeunes des banlieues, par exemple – possède une force expressive, une capacité d’imagination et d’émotion à la hauteur de l’importance qu’il a et qu’on ne lui accorde pas. Donner corps à une démocratie culturelle participative et directe, c’est offrir à celles et ceux qui sont considérés comme accessoires une possibilité d’être acteurs du développement culturel français. Nous proposons, par exemple, aux services de l’Etat et aux collectivités territoriales qui seraient intéressées la création d’un lieu, une sorte de  » villa Médicis « , pour ces jeunes dont plus personne ne veut. Un lieu exigeant – et pas au rabais – où ils trouveront les moyens, les contacts et les conditions les meilleurs pour travailler à leurs créations.

Télérama : Est-ce ainsi que vous entendez œuvrer pour l’intégration ?

Maxime Apostolo : Les problèmes que nous rencontrons lorsque nous menons des actions dans les quartiers, dans des foyers, à l’école, à l’hôpital ou en prison, nous concernent tous. L’affaiblissement de l’artistique et du culturel, la disparition de l’action collective, la mise en péril de la relation entre la justice et le juste, la ghettoïsation et la ségrégation des espaces publics, les catastrophes écologiques, la déshumanisation du rapport à l’autre sexe, le délitement de l’éducatif, la dépréciation du populaire, sont autant de phénomènes que nous voyons à l’oeuvre et sur lesquels il est de notre devoir d’alerter. Nous sommes frappés par le caractère de plus en plus irréversible de ces dérives. La course au progrès et à la croissance nous fait faire des choix de vie qui grèvent quasi définitivement notre avenir. Nos marges de manoeuvre sont faibles mais nous nous devons d’y travailler sans relâche.

Propos recueillis par Véronique Brocard
www.telerama.fr